"Ce monde des cimes que vous trouviez laid, parce qu'il ne comporte aucun des caractères qu'une longue fréquentation des plaines, de la mer, des douces collines, vous ont habitué à découvrir dans un paysage, et que l'Alpiniste aime pour les motifs mêmes sur lesquels vous fondez votre condamnation, ce monde abstrait, sévèrement limité à quatre éléments plastiques, ciel, nuages, rocs, neige, dont l'orchestration suffit à lui assurer une incroyable diversité de visages, ce monde dépouillé, sans échelle, et qui repousse implacablement toute vie ou du moins tout ce qui nous paraît être la vie, propose à nos sens, hors de l'espace et du temps, une image aride de l'absolu qui se confond ici avec celle de la mort.
Vous comprenez mieux, désormais, l'influence, au premier abord disproportionnée, qu'exercent sur certaines vies ces courts passages dans un univers où seuls les purs esprits seraient à leur aise, et où la pesanteur se charge de nous rappeler à chaque pas que nous ne sommes que des hommes. Vous saisissez aussi comment l'alpinisme peut devenir le canal par où certaines tendances mystiques, et plus simplement certains idéals insatisfaits, cherchent à s'épancher, tandis que les courtes heures vécues en haute montagne paraissent arrachées désormais à un vague paradis à peine entrevu, dont le grimpeur conserve un souvenir ébloui, et dont chaque cime nouvelle lui ouvrira peut-être définitivement les portes."
SAMIVEL, Discours marin (in Nouvelles d'en haut, éditions Hoëbeke).